Le témoignage de deux responsables d’établissements à l’occasion de la rentrée scolaire illustre le rôle de celui ou celle qui doit savoir tout faire, s’adapter et inventer au quotidien. Un chef seul à piloter?
Qu’est-ce qui vous a amené à devenir responsable d’établissement scolaire ? Un chef seul?
Sabah Athmini : Initialement, je voulais être journaliste. Mais après le bac, j’ai pris un autre chemin avec des études en faculté de sciences sociales et une maîtrise d’histoire. J’ai été surveillante d’externat pour payer mes études et j’ai découvert le lycée professionnel. J’ai passé le concours de professeur certifié en lettres et histoire-géographie, et exercé durant onze ans dans quatre établissements, essentiellement dans les filières industrielles. Confrontée à la grande difficulté scolaire, j’ai ressenti la nécessité de renforcer mes compétences. Je me suis formée à l’enseignement du français seconde langue et j’ai intégré un groupe académique de lutte contre les discriminations. Cet engagement dans l’aide des publics en difficulté a été moteur dans ma décision de devenir personnel de direction. J’ai passé le concours à 36 ans et exercé comme adjointe en collège puis en cité scolaire. Durant cette période, j’ai obtenu le master de management des organisations publiques. Enfin, depuis septembre 2022 je suis principale de collège.
Xavier Bunel : Je suis un pur produit de l’Éducation nationale. Mon envie de devenir enseignant d’éducation physique et sportive a émergé quand j’avais 15 ans. Actuellement proviseur, je suis dans ma 34e année au sein de l’Éducation nationale : après avoir enseigné dans le secondaire, puis dans le supérieur et avoir fait un peu de recherche en didactique, je suis devenu personnel de direction en 2006.
Selon vous, y a-t-il une part de créativité dans l’exercice de votre métier ?
S. A. : On a le sentiment d’être souvent des exécutants parce qu’on fait face à des injonctions descendantes, contradictoires, sans concertation. Paradoxalement, il faut faire preuve d’une grande créativité managériale pour mettre en place des mesures pas ou peu pensées, parfois contestées ; pour redonner un peu de sens sur le terrain à la mise en œuvre opérationnelle. On ne peut pas être créatif sans d’abord gagner la confiance des équipes pour pouvoir les entraîner. La créativité, c’est aussi la réactivité. Ainsi, face à la réforme des groupes de niveau imposée à la hâte, on a dû bricoler pour donner une cohérence au projet, pour inventer des instances de concertation. La créativité intervient également dans les actions qu’on peut mener, dans notre pilotage pédagogique… De façon générale, même avec un cadre contraint, le chef d’établissement est en capacité d’induire une dynamique et de proposer des choses innovantes pour dépasser ces injonctions qui écrasent. C’est ça aussi qui nous fait tenir.
« On ne peut pas être créatif sans d’abord gagner la confiance des équipes pour pouvoir les entraîner. »
X. B. : J’ai choisi ce métier plutôt que d’autres fonctions dans l’encadrement, comme inspecteur, parce qu’il y a l’autonomie de l’établissement – ce que je trouve agréable. La question de la créativité est intéressante parce notre travail n’est pas tant d’innover, d’expérimenter que d’instituer. Notre travail, c’est fédérer tout le monde en instituant des choses. Personnellement, j’ai toujours besoin de fréquenter les Journées académiques de l’innovation pour voir d’autres choses. Le piment dans le métier, c’est l’aspect « bricolage » que l’on fait avec les équipes, avec les moyens du bord (très contraints), avec les injonctions (que l’on suit ou non, et c’est l’avantage d’avoir de la bouteille…), parce qu’on agit dans l’intérêt de l’établissement. C’est vrai aussi bien avec les équipes qu’avec la hiérarchie. Régulièrement, il y a des pratiques pédagogiques, des injonctions très insatisfaisantes, on fait avec… Et en même temps, on y trouve notre liberté : c’est parce que l’on « bricole », qu’on choisit de faire ça ou ça qu’on va arriver à un résultat. Ainsi, je sors d’une réunion pour créer des projets d’ouverture internationale : réussir à trouver des financements, des partenariats est vraiment une affaire de débrouille !
Avez-vous appris cette polyvalence ?
S. A. : Comme chef d’établissement, il faut une part de créativité pour s’adapter aux contraintes temporelles, au manque de moyens. On s’appuie sur des personnes, on invente des systèmes, des organisations pour pouvoir répondre à l’institution parce que, de toutes les façons, il faut mettre en œuvre ! On a ce regard de l’institution posé sur nous, donc on est bien obligé de « faire avec » face aux situations vécues. Ensuite, le chef est la personne capable d’être polyvalente parce qu’elle connaît la situation, l’environnement, elle a la main pour amender, faire évoluer les choses. Et on apprend grâce au réseau : on échange idées, supports, méthodes avec les collègues… En se créant un réseau, on apprend à se bricoler ensemble. Et avec un peu moins d’expérience que Xavier, je constate une nette rupture depuis le Covid, avec des demandes de faire la veille pour le lendemain. Devoir se dépêtrer rapidement est devenu un système de fonctionnement. La polyvalence est devenue une compétence qu’il faut acquérir pour être chef d’établissement.
« Je constate une nette rupture depuis le Covid, avec des demandes de faire la veille pour le lendemain. »
X. B. : On l’apprend d’’abord en trouvant les bons outils. Quand on débute comme adjoint, on entend les « vieux » proviseurs dirent que le métier, c’est 5 à10 % de technique et 90 % de temps à négocier. Alors quand toutes nos journées et soirées sont passées à remplir des tableurs pour faire des emplois du temps, on se demande vraiment de quoi ils parlent ! Mais petit à petit, on construit nos outils. Et la solution – c’est d’ailleurs l’un des rôles de l’engagement syndical – est de créer des collectifs de travail parce qu’on est dans des métiers solitaires. Vous êtes chef, vous êtes seul. Il faut absolument rompre avec cette vision. On peut travailler sur l’analyse, l’échange de pratiques, le partage d’outils ; on se construit des tableurs pour préparer la rentrée, faire des services, conduire des réunions ; on élabore des modalités pour organiser des stages, des entretiens… Très vite, tous ces outils sont réinvestis d’une année sur l’autre. Cet aspect collectif est indispensable. Mais structurellement, hélas, il n’est pas très organisé. L’un des grands défis d’une organisation syndicale comme la nôtre est de créer des collectifs de travail qui sont d’autant plus intéressants que nous sommes un syndicat généraliste.. Et pour contrer la notion du chef seul – que l’institution met beaucoup en avant – , il faut apprendre à déléguer et agir au sein de collectifs où l’on estime que chacun peut être responsable (enseignants et autres personnels investis dans tout un ensemble de missions). Les outils partagés et le travail collectif nous permettent de ne pas être trop débordés.
« La solution – c’est d’ailleurs l’un des rôles de l’engagement syndical – est de créer des collectifs de travail parce qu’on est dans des métiers solitaires. Vous êtes chef, vous êtes seul. Il faut absolument rompre avec cette vision. »
Votre entourage professionnel immédiat reconnaît-il ces compétences de créativité et de bricolage ?
X. B. : La partie bricolage1 est la partie cachée du métier, et ce n’est pas tellement reconnu. Cela contraste avec la capacité de faire savoir ce que l’on fait qui est très différente du savoir-faire. Certains collègues sont plus doués pour le faire savoir que pour la gestion de leur établissement. Aussi le bricolage, l’efficacité, la démerde ne sont pas forcément reconnus parce que, justement, quand on se démerde, ça ne se voit pas. Donc je dis à mes collaborateurs qu’il faut faire les deux : faire, et quand les occasions se présentent, savoir mettre en avant la manière dont on s’y est pris pour réussir ce qu’on nous a demandé. Il est vrai que les personnels qui nous évaluent sont aujourd’hui plus souvent issus du corps des personnels de direction. Ils connaissent le quotidien de notre métier et peuvent évaluer cet aspect. Mais cela ne figure pas de manière explicite dans les critères d’évaluation.
S. A. : Je distinguerais deux niveaux : d’une part, être reconnu en interne par les équipes dépend du mode de management. Les équipes voient quand un chef a fait tout ce qu’il pouvait pour mettre en place quelque chose, pour « se démerder », et si elles sont partie prenante, cela se passe bien et c’est reconnu. D’autre part, la reconnaissance externe, notamment celle des pairs, dépend du fait d’être identifié comme un collègue qui sait faire et est fiable – le bouche à oreille construit la réputation. Au niveau de l’institution, cela va dépendre aussi de l’évaluateur et de sa connaissance du métier de personnel de direction. Mais concrètement, je n’ai pas le sentiment que ces compétences soient reconnues parce que ce serait reconnaître les insuffisances de l’institution en matière d’accompagnement dans la mise en œuvre des mesures. Il y a intérêt à ce qu’il y ait de la démerde parce qu’il vaut mieux que ça fonctionne… car si cela ne fonctionne pas, qui en répondra à part le chef ? L’aspect matériel joue également : dans un grand établissement qui dispose de moyens, c’est plus facile d’organiser des sorties, de monter des projets… ; dans un établissement plus petit, il va falloir se démener pour trouver des partenaires. C’est pareil quand on n’a pas le matériel pour faire les évaluations. Je me suis appuyée sur le projet du Conseil national de la refondation pour équiper une salle flexible avec des tablettes. L’idée étant d’utiliser aussi ce matériel pour les évaluations nationales des élèves. Et ça a marché !
Qu’en est-il de la reconnaissance de ces compétences par votre hiérarchie ?
S. A. : Cela dépend de l’évaluateur et du respect des objectifs de l’année scolaire. L’évaluateur est fixé sur ces objectifs – il nous demande de détailler la mise en œuvre, mais j’ai le sentiment que ce savoir-faire n’est pas très reconnu et qu’il ne faut pas parler de cette débrouillardise. Tout ce qui compte, c’est de savoir si les objectifs sont bien atteints. Que ce soit dans l’évaluation des personnels de direction ou dans le dialogue de gestion avec la direction des services départementaux de l’Éducation nationale, les indicateurs sont déterminants – toute la partie immergée de notre travail, qui fait que pour arriver à ces résultats on a quand même dû se dépêtrer, est oubliée.
« Toute la partie immergée de notre travail, qui fait que pour arriver à ces résultats on a quand même dû se dépêtrer, est oubliée. »
X. B. : Les outils d’évaluation sont faits pour dire que la vie de l’Éducation nationale est un long fleuve tranquille. On fait en sorte de ne pas montrer les problèmes et s’il y en a, on ne les inclut pas dans les objectifs car on risquerait de ne pas pouvoir les atteindre. Concernant l’évaluation professionnelle, on est dans un jeu de dupes en mettant sous le tapis, justement, tout ce que l’on mène au quotidien qui fait qu’on va trouver des solutions ou pas, qu’on va réussir ou pas… Or c’est tout cet aspect « prise de risques » qui fait le sel du métier.
1 Le bricolage dans le travail apparaît comme le travail d’interprétation, voire d’ajustement à la rationalisation ; à lire : Le droit de bricoler, Cadres n°502, oct. 2024.